Télévision : bonjour les spots !
TÉLÉVISION :  

Guy Girard (sur l'écran Louis Sclavis)

Le jazz à la télévision est un sujet qui nous passionne. Nous avons rencontré Jean-Christophe Averty, Marle-France Brière, Jack Diéval dont les propos sont parus Ici, mais aussi le président Bourges et Patrice Blanc-Francard. Malgré les efforts de quelques solitaires, le jazz n'a que peu droit de cité à la télévision  française.
Même si Daniel Humalr a composé le générique d'Antenne 2, Michel Portal celui de Droit de Réponse et que l’on aperçoit Marc Steckar chaque dimanche derrière Jacques Martin.
Petite bombe dès la rentrée, sept émissions toutes flambantes pour des musiques bien vivantes. François Richard à rencontré leur concepteur : Guy Girard.

Dans le cadre de l'émission « Mine de rien » produite par l'I.N.A., Guy Girard a filmé sept solos d'une minute trente chacun avec Annick Nozati, Louis Sclavis, Jac Berrocal, Jean-François Pauvros, Joëlle Léandre et Siegfried Kessler. Dissimulé derrière les rideaux d'un appartement de 450 m2 nous avons discrètement assisté à la souffrance toute professionnelle de l'un, à la fausse décontraction métronomique de l'autre, aux périlleuses vocalises matinales d'une troisième… Les rapports ambigus de la musique improvisée et de la caméra avec le travail de mise en place qu'elle nécessite, enfin vécus. Pour corser le problème un thème imposé : « Marmaduke » de Charlie Parker. Premier mouvement, le réalisateur Guy Girard (chef monteur, réalisateur de « Sonny snack bar », de « Easy George » … )

Drôle d’idée cette série sur des musiciens qu'on ne voit jamais à la T. V. ?

Je crois que lorsqu'on parle de jazz ou de musique improvisée à la télé, les gens ne savent pas ce que c'est ; ils connotent toujours ces musiciens avec un public d'étudiants attardés et boutonneux, des ambiances de caves enfumées où des mecs jouent à fond la caisse toute la nuit. Quand j'ai décidé en ayant des partis pris : filmer ces gens en plans séquences, en solo… ce qu'on a pas l'habitude de voir et de choisir des musiciens qu'on a pratiquement jamais vu à la télé et que j'aime bien, il y avait une règle du jeu : envisager des spots qui vont cribler l'antenne d'une durée de 30 à 90 secondes. Je trouvais que ça collait bien pour des solos : raconter, une petite histoire musicale qui puisse donner aux gens envie d'en savoir plus… J'ai choisi des musiciens avec qui il était susceptible de se passer quelque chose et que l'idée excite. Il y avait une quinzaine de musiciens avec qui c'était envisageable… Je voulais sortir de la scène et donner une image différente, d'où l'appartement de style, rien sur les murs, pas de mobilier qui traînaille, qui parasite l'image, que ce rapport entre l'image et le son soit séduisant, que ce soit anti­ bricolage, pas d'effets de montage.

Filmer la musique ça peut être une chose simple. A la télé on filme de mieux en mieux le rock, mais en une minute trente il n'y a pas d'ellipse, ni de coupe à faire, c'est un instant musical, un plan simple qui correspond à une envie : tu vois un musicien dans une pièce avec un éclairage sophistiqué qui ait un sens et qui cor­respond à ce que l'on peut faire en 84, il commence à jouer et on s'approche de lui parce qu'on a envie de le voir, et voilà… Il n'y a qu'un plan par musicien mais qui peut être en mouvement avec des musiciens qui bougent eux-mêmes comme Lazro ou Berrocal. Ça ne se fait pas d'un seul jet, il faut arriver à coordonner la musique et la caméra qui doit l'épouser. Ça demande quelques répétitions. Il n'y a pas d'improvisation, je connaissais le décor, j'avais prévu un plan pour chaque musicien qui correspondait à ce que j'avais vu en concert, par ex., J.F. Pauvros sa grande silhouette qui se découpe dans le noir m'avait impressionnée et j'en ai tiré parti, même chose pour D. Lazro qui bouge très bien avec ses notes dans ses déplacements sur scène, il envoie quelques notes et boum il y a le pied qui part. J'ai plus improvisé avec L. Sclavis car je ne savais pas sur quel registre il allait attaquer le thème.

Il y avait donc un thème imposé ?

Le principe de la série c'est de décli­ner sept fois une même idée. Il fallait un lien. J'ai réécouté le coffret Savoy de Parker et j'ai pensé que Marmaduke était une bonne base.

Le côté magique aussi du nom de Parker, plus connu que son œuvre.

J'espère que cette magie se retrouvera dans le titre : C. Parker vu par Joëlle Léandre etc., un signe, appartenant à une histoire.

Jean-François Pauvros

Annik Nozati

J'avais peur que les musiciens fassent déraper le thème à un point de non reconnaissance total, et une provocation qui ne débouche sur rien. Il fallait déraper à l'intérieur. En fait chacun a tripatouillé le thème dans tous les sens, chaque interprétation est différente, mais les notes appartiennent à Parker. C'était la règle du jeu plus que du respect. Le respect est né de la richesse du thème. Ma seule vraie inquiétude était que tout le monde soit là à des heures précises et les musiciens de musique improvisée n'ont pas l'habitude… Mais tout a été parfait. Annick Nozati a dû chanter à 10 h du matin. Elle m'a dit : je serai moins folle que le soir, ce sera autre chose. C'est peut-être une idée saugrenue de faire chanter un thème de Parker, mais ça valait le coup d'être tenté…

Louis Sclavis

Y a-t-il eu de grands moments musicaux ?

Je connaissais tous les musiciens choisis et à l'intérieur des solos je voulais restituer le meilleur d'eux. Ils appartenaient à une même famille au sens large, avec ceux dont le côté virtuose est plus marqué et ceux qui ont plus en évidence une façon d'attraper les notes et de les sentir qui peut devenir magique. Je n'ai pas l'impression qu'avec ces derniers j'ai obtenu le meilleur parce que le dispositif était enfermant et qu'il n'y avait pas assez de temps, mais ça reste très subjectif.

Pouvoir produire un tel projet semble contraire aux politiques actuelles des responsables de chaînes ?

Pour y parvenir il faut d'abord être passionné.

 


Je crois aussi que les responsables d'émissions ne sont pas des imbéciles mais qu'ils n'ont pas de politiques à risque et que si demain il y a un très large public pour cette musique elle rentrerait d'office à la télé. Il y a quinze ans pour le rock il existait « Bouton Rouge », c'est tout. C'était une petite case mais qui représentait beaucoup d'auditeurs. Aujourd'hui chaque chaîne a plusieurs émissions de rock. Le problème de la musique improvisée c'est qu'il n'y a pas un vrai public. Cette musique demande au spectateur de prendre des risques. En concert il y a de bons moments mais il y en a aussi de flous… c'est un peu dur à filmer quand même… je veux sortir de là… que ce soit visible, écoutable, excitant. Si les directeurs voient des séquences de qualité ça peut leur en donner l'envie.

Jac Berrocal

Joëlle Léandre

Dans la manière de tourner ces spots, on est justement plus près de « Bouton Rouge » que des clips vidéo actuels.

Je crois que le principe du plan séquence et de filmer le plus net possible est une réaction par rapport aux vidéo-clips. Il y en a de bien réalisés, mais je n'ai pas d'exemple en tête. Le vidéo-clip c'est souvent pour moi le royaume de l'arbitraire. Une succession de plans de plus en plus rapide. On n'a pas le temps de lire une image qu'elle est déjà balayée. On est sâoulé. L'émotion ne passe pas. C'est comme une recette de cuisine où il y aurait trop d'ingrédients. Comme si la richesse arrivait de l'accumulation. C'est trop de tout. On va revenir à un style plus primaire, plus simple.

L'émotion est dans le visage, les doigts du musiciens; les vidéo­clips masquent peut-être le fait qu'il ne se passe rien dans les yeux du musicien…

La photogénie c'est important. Ça a joué dans mon choix. On pourrait penser que la meilleure façon de filmer de la musique serait de filmer un concert où les musiciens oublient la caméra. Dans les solos que j'ai filmé ils n'ont pas oublié la caméra. Ils s'adressent à elle. C'est sans doute la raison pour laquelle je n'ai pas les moments les plus « highs ». Ils n'ont pas eu le temps d'oublier la caméra. Il y avait bien sûr une certaine mise en scène. Mon but était comme je l'ai dit de montrer des musiciens que j'aime en laissant de c6té ce qui parfois m'irrite sur scène : l'absence de mise en scène, le bricolage. Ça a une incidence pour ne pas rendre populaire ces musiques. Les musiciens de rock ont parfaitement compris ce qu'était la scène, un show. Ils l'ont poussé très loin… J'ai vu récemment la cassette Filipacchi « Dizzy Gillespie » en 47, et il y avait un sens aigu du spectacle. Or quand on écoute un duo ou un trio maintenant on a l'impression de rentrer dans une famille sans savoir exactement se situer. Il y a un laisser aller dans tous les sens, une recherche absolue où le spectateur n'est pas accueilli à bras ouverts. Il faut qu'il soit mordu, le spectateur, pour prendre du plaisir. Si j'emmène des amis à Dunois par exemple, eux se sentent exclus… si la musique est fabuleuse, ça peut tout transgresser, mais ce n'est pas toujours le cas. En contre partie des risques que prennent les spectateurs il y a assez peu de côté séduisant, de notion de mise en scène, de costume, etc… Si demain à l'Ircam, se produit n'importe qui pour une expérience le public est prêt à accepter, c'est un lieu qui doit engendrer ce genre d'évènement. C'est peut-être aussi la vocation de Dunois, mais par rapport à un public potentiellement plus large, qui se paye un concert par mois, qui fait un choix parce qu'il faut payer, il manque le spectacle. C'est pour ça que j'aime beaucoup Berrocal, car il n'oublie jamais ça, Nozati, Léandre aussi. Ils tiennent compte du spectateur. Ou alors S. Kessler qui est un spectacle en lui­-même. C'est le cas des sept musiciens choisis…

Aller dans le sens du spectacle, c'est aussi aller dans le sens du vidéo-clip et même les projeter sur scène !

Pour moi le musicien doit être présenté dans un écrin. C'est cet écrin qui fait que l'individu est touché ou pas. Le musicien va jouer mais ça sera perçu très différemment si on le voit avec des lumières qui le mettent en valeur ou de le voir dans une cave merdeuse, sur un papier rococo et un jean dégueulasse. Il faut que l'image fasse rêver, emmène. Si l'image est banale le musique devient banale. Je défends les images que j'aime. J'ai monté pendant de nombreuses années de la musique classique et je me suis rendu compte à quel point le montage modifiait la perception de la musique. J'ai des partis pris esthétiques.

Siegfried Kessler

La lumière m'est très importante. Elle correspond à une sensibilité, sans doute liée à la pub sans trop de rentre-dedans, en ombres et lumières, avec des taches de lumière, simple et riche. Faire de la sculpture avec la lumière :  plus fin que sur une scène. Il y a mille façon d'éclairer un plan. Ce n'est pas la quantité de lumière qui compte, c'est de bien les placer. Au théâtre j'ai vu de belles lumières, Bob Wilson, c'est évident pour tout le monde. Dans les années 70 on éclairait beaucoup avec du quartz, maintenant on revient à des lumières plus pensées. Elles ne cherchent plus à être réalistes et à plat. Elles donnent du relief. Il faut que ça participe au plaisir même si le spectateur ne l'analyse pas.

Va-t-il y avoir une suite ...

J'ai en projet une collection de spots de trois à quatre minutes où des musiciens d'aujourd'hui exprimeraient toujours en solo leur musique, que je filmerai suivant leur personnalité. Dans un premier temps, j'ai aligné 200 noms dans tous les genres musicaux, mais avec une proportion importante d'improvisateurs européens, américains, japonais… Et aussi à partir d'un concept différent, des spots non stéréotypés avec des gens comme Johnny Halliday. J'ai déjà tourné deux spots : Daunik Lazro et Hugh Levik. C'est destiné à l'antenne ou au câble. La télévision est un outil qu'il ne faut pas mépriser par rapport au cinéma. Difficile d'imaginer de faire des spots pour le cinéma ! C'est autre chose même si les frontières sont de moins en moins éloignées. Regardez le travail de Raul Ruiz ou Doillon pour la télévision. On s'achemine aussi vers une augmentation des réseaux, la création de Canal Plus, ça stimule tout le monde et ça donne envie de faire des propositions nouvelles.

Daunik Lazro

Envie partagée par toute l'équipe ?

Pour tourner cette série, j'ai travaillé avec une équipe de l'I.N.A. qui aime la musique. Tous étaient très attentifs, prévenants avec des musiciens qu'ils ne connaissaient pas. Ils étaient partie prenante. Quand j'ai visionné les rushes, toute l'équipe était présente, et pourtant une heure trente de rushes sans le son c'est aride. C'est quand même un signe !

Propos recueillis par Françoise Richaud
JAZZ ensuite n° 5, Été 84