Interview d'Evan Parker par Stéphane Ollivier, les Inrockuptibles n° 112 (Août 1997)

Le style Parker

Saxophoniste virtuose adepte de la respiration circulaire, Evan Parker est une des figures majeures de la musique Improvisée européenne.

Avec Toward the margins, il mène sa musique mobile et nomade aux confins du domaine contemporain.

Belle affluence aux Instants Chavirés ce vendredi soir. Un public jeune, composite, d’habitués du lieu et des musiques extrêmes qui le hantent, de musiciens, d’amoureux avides de beauté convulsive, de chasseurs d’éphémère… Sur scène au fond, un quartette s’aventure. Une batterie qui défriche le temps, condensée dans la grâce de sa démarche, élastique, puissante (Mark Sanders) ; une contrebasse tellurique, éruptive, en mille éclats tranchants qui lacèrent le tempo (Paul Rogers) ; une guitare blafarde, élevant un mur de sons comme un second silence où l’ellipse d’une phrase ouvre soudain les plus inattendues perspectives (Noël Akchoté) ; et puis, immobile, penché sur le trait de son soprano, calme, massif, comme retiré aux sources des sens, aux aguets, ouvert à l’automatisme des associations, un saxophoniste embarqué dans le flux tumultueux de son souffle traverse les territoires les plus reculés de son corps désaffecté. Voilà plus de trente ans maintenant qu’Evan Parker se livre ainsi corps et âme à cet exercice de dépossession. Qu’il s’oublie dans les autres, pour les autres, occupé à s’offrir comme caisse de résonance au passage de la musique… C’est toute sa richesse, ce don.

À quoi rattacher cet art de haut risque ? « Le premier saxophoniste qui m’a donné envie de jouer de cet instrument, c’est Paul Desmond. Puis il y a eu Coltrane — et ensuite Eric Dolphy, Ornette Coleman, John Tchicai, Steve Lacy, Pharoah Sanders, Albert Ayler, Archie Shepp, Dudu Pukwana : j’ai emprunté à chacun d’eux des éléments de leur jeu, et je continue aujourd’hui encore de voler à tous ceux que j’aime… Voilà d’où je viens, le mouvement historique et esthétique où je pense trouver ma place. Le jazz fait partie de mon histoire. A partir de là ma musique peut se définir comme de la libre. improvisation. Mais ça ne dit rien sur la façon dont elle sonne. C’est simplement une description de l’état d’esprit dans laquelle elle se fait. Est-ce que ça a encore un rapport quelconque avec le jazz ? Je n’en sais rien ! Ce que je sais, c’est que le jazz est en train de disparaître derrière sa propre histoire en ce moment. Ce retro-bop, ce “re-bop” comme l’appelle Steve Lacy, c’est le mouvement du jazz à l’heure actuelle. Nous faisons une autre musique — à l’opposé. » A I’origine le jazz, donc, comme élan, impulsion, faim d’improvisation. Tentation folle de liberté. D’émancipation aussi. Avec, au tournant des années 70, la chute symbolique du mot “jazz”, le passage subreptice, subversif, du free-jazz à la free-music… Seule la liberté demeure — mais qu’est-ce d’autre que le jazz ?

Tout commence à Londres au milieu des années 60, au Little Theater. Là, dans l’ombre, s’invente une musique neuve, radicale, libertaire, totalement vouée au culte de l’improvisation libre. John Stevens, Julie Tippets, Chris McGregor, Barry Guy, Paul Rutherford, John Surman, Trevor Watts, Derek Bailey, Kenny Wheeler, Evan Parker… C’est la naissance du Spontaneous Music Ensemble, véritable laboratoire des utopies les plus folles d’une génération illuminée. Nous sommes en 1966, Evan Parker a 22 ans et débute l’un des parcours musicaux les plus intègres et créatifs de ces trente dernières années. La rencontre avec le guitariste Derek Bailey est décisive. Ensemble ils jouent (beaucoup) et créent la Musicians’ Cooperative Association destinée à défendre le travail des musiciens de l’improvisation libre par l’organisation de concerts et de festivals, puis la Music Improvisation Company (1969-71), structure à géométrie variable où vont se croiser les plus grands : Anthony Braxton, Misha Mengelberg, Steve Lacy, Lol Coxhill, Han Bennink, etc., enfin le label Incus (1973), directement contrôlé par les musiciens et entièrement dévolu à la musique improvisée. Le mouvement est international et s’organise. Parker participe au Machine Gun (1968) de Peter Brötzmann, authentique manifeste de la free-music, entre dans le trio d’Alex Von Schlippenbach, le sextette de Chris McGregor, la formation de Tony Oxley, joue avec Manfred Schoof, Peter Kowald, Pierre Favre, participe à la création du London Jazz Composer Orchestra de Barry Guy (Ode, 1972).

Les projets se multiplient. Tous ont en commun cette ascèse joyeuse de l’improvisation libre : « Improviser, c’est composer en temps réel. Et s’il s’agit d’improvisation collective, alors c’est de la composition collective en temps réel. C’est ce qui m’intéresse le plus, ces situations de groupe, le fait qu’il n’y ait pas une seule pensée qui induise la forme, mais qu’elle se construise au fur et à mesure dans le partage, l’accueil de différentes propositions… Dans une improvisation collective, tu dois sans cesse te poser la question non pas de ce que tu peux demander aux autres mais de ce que tu peux faire pour eux. C’est une tout autre perspective, presque du travail social. Il y a différents cas de figure, différentes structures instantanées qui réclament chacune des interventions singulières, particulières, toujours en temps réel. C’est important, cette notion de temps réel parce qu’elle s’oppose radicalement à l’idéalisme d’une forme préalable qu’il s’agirait de "rendre" dans le jeu. Certaines habitudes, certaines formes fixes se retrouvent et sont à l’œuvre, parfois de façon très créative, dans l’improvisation la plus libre. Et sans ces structures (qu’on pourrait dire immanentes), la musique serait moins forte… Certains points fixes sont nécessaires dans les situations collectives — des sortes de points de négociation qui influent sur la façon de jouer de chacun et orientent la musique dans des directions qui n’appartiennent à personne en propre sans être pour autant transcendantes à l’expression. » Un art de la matière, de ses métamorphoses dans l’instant du jeu. Une musique du passage plus que de l’être : « Ce qui m’intéresse ce n’est pas tant l’instant que la direction, le processus - l’instant conçu comme vecteur. C’est la multitude de connexions qu’il peut y avoir entre deux instants, la diversité des façons de passer de l’un à l’autre. Ma musique est une sorte de célébration de ce passage éphémère, de son intensité. » La musique comme flux.

En 1975 débute la grande aventure des concerts en solo absolu (Saxophone solos). Là, Parker trouve sa voix. Un phrasé continu tout en microbrisures, des effets de matières comme concassées et reconstituées en une texture complexe, mouvante, prismatique — effets de langue (slap, percussion), multiphonisme (émission simultanée de plusieurs notes) ; une dynamique, un processus de décomposition-­recomposition qui triture sans fin la même matière pour, sitôt une forme ébauchée, la réintroduire dans le mouvement de transformation. « Dans mes solos, je suis en quête de beauté. J’aime sentir l’air en mouvement et me mettre en mouvement avec lui. Par rapport à une situation collective, tu es en relation avec ce qui te peuple au lieu d’entrer en conversation avec les autres. Il n’y a pas de différence fondamentale. Il y a ce moment où tu écoutes ce que produit ton saxophone et tu lui réponds. Il est faux de penser que l’esprit dicte au saxophone quelles notes jouer — le saxophone, ce qu’il produit, influence tout autant l’esprit dans ses conceptions, dans ses orientations et l’auditeur est pris dans ce processus. » Je est un (ou quelques) autre(s)…

Aujourd’hui, la musique improvisée semble connaître un regain d’intérêt : « Une nouvelle génération de musiciens apparaît, et si chaque groupe a ses propres codes, ses propres références, chacun se sentant très lié à sa sous culture, on repère quelques croisements. Pour ma part, il m’arrive de jouer avec des groupes qui ne fonctionnent qu’avec des tables de mixage, des samplers, des machines, sans aucun instrument “traditionnel” : Nous venons d’univers différents, mais nous avons ce même désir de travailler directement sur le son. Il y a donc une extrême .fragmentation mais toutes ces sous-cultures sont à l’écoute les unes des autres… et je crois bien qu’un nouveau genre est en train de naître. Un bon exemple, c’est Tricky ou encore Bjork, des gens qui ont une attitude commerciale, qui vendent beaucoup de disques, mais qui, à l’intérieur de certains schémas conventionnels, inventent un langage très original. On peut dorénavant jouer avec des musiciens qui ne savent pas exactement ce qu’est l’improvisation mais qui se montrent intéressés par ce type de musique. C’est une époque très intéressante, très créative. » Là encore Parker s’engage, continue ses expérimentations. Pour preuve, ce nouveau disque Toward the margins : un trio soudé par quinze années d’aventures communes (Parker-Guy-Lytton) passant sa musique au filtre de traitements électro-acoustiques : « C’est un projet très évolutif il n’y a pas d’idée statique et conceptuelle de la relation. C’est toujours en mouvement, ça ne cesse de se modifier. L’idée originale, c’était que chaque membre du trio se trouve doublé d’une sorte d’ombre électronique, mais très vite on a évolué vers l’idée qu’une multiplicité de traitements sonores pourrait s’appliquer simultanément à un seul instrument. En fait, les possibilités d’interaction sont très ouvertes et il y a comme une sorte de dynamique dans le groupe, d’évolution suivant les configurations. » Une musique inclassable, à la limite du domaine contemporain mais basée sur l’improvisation. Plus que jamais, Evan Parker ouvre de nouvelles voies. Il n’a décidément pas fini d’explorer ses territoires.

Stéphane Ollivier
Photo Guy Le Querrec/Magnum

Toward the margins (ECM New Series / Polygram)