Interview de Jean-François Pauvros par Richard Robert, les Inrockuptibles n° 114 (Août 1997)

Le débloque-notes

En trente années d’expérimentations et de captivantes rencontres, le guitariste Jean-François Pauvros a consigné toutes les audaces et figures libres d’un homme passé de l’autre côté des miroirs rock ou free. L’intimiste La Belle décisive et l’âpre Mango man go ajoutent deux pages inédites à un carnet de route musical qui ne se connaît pas de train-train.

En 1970, Palm, l’audacieux label de Jef Gilson, sort No man’s land, un disque signé Gaby Bizien (plutôt batteur) et Jean-François Pauvros (plutôt guitariste). Album expérimental tombé d’on ne sait quel ciel, aux improvisations étrangement innervées, aux formes étirées, ténues parfois, traversées par toutes sortes de fulgurances, de vacarmes dépouillés et d’infimes cassures de silence. Sur les tapis déchirés tissés par la batterie, sous les friselis des percussions, une guitare élec­trique se laisse faire comme rarement. Caresses, pelotages, mordillements, griffures, outrages : l’instrument passe au crible d’une ardente recherche sonore. Parfois, un balafon, un trombone aquatique (?), une trompette algérienne, une sirène, un sifflet et un appeau enrichis­sent le tableau de leurs énigmatiques et convulsives présences. Dans ces moments-là, on croirait entendre le folklore d’une ethnie imaginaire, un folklore nomade qui aurait arraché ses racines et dériverait au gré de courants intérieurs, d’une inspiration en perpétuel mouvement. Plus généralement, No man’s land révèle une musique radicalement, primitivement libre. À tel point qu’elle marche même en marge du free, seule dans son coin — un coin ouvert, qui élargit le champ. Depuis, vingt-sept ans ont passé. Mais rien ne permet de rattacher ce disque intemporel à un quelconque hier. À l’époque, Pauvros, on le découvre, on le connaît mal. Sauf du côté de sa région, le Nord, où la musique improvisée ne manque alors pas de bras ni de cerveaux incontrôlables. Pour autant, l’homme n’a pas vraiment de famille : son éveil à la musique, vécu en dehors des cercles d’initiés, aura suivi un itinéraire souvent inattendu, loin des enfermements de toutes sortes. « Tous les ans, à Maubeuge, il y avait une cavalcade, un défilé carnavalesque. Avec mes frères, on allait chez ma grand-mère, qui habitait au centre de la ville. On se mettait à la fenêtre, et on prenait notre pied à écouter les musiques qui se réverbéraient bizarrement contre les murs. Ça nous intéressait beaucoup plus que d’aller directement voir jouer les fanfares dans la rue. Ce goût pour l’altération du son, ça m’est toujours resté. » Partant de là, Pauvros a tout pour devenir l’un de ces drôles de zèbres qui se nourrissent goulûment de sons. Pas borné, l’animal est attiré par les parasites de toutes sortes, les aspérités, les rugosités — tout ce qui enjolive en perturbant. Sur un disque de Lightnin’ Hopkins, le simple bruit des doigts ripant sur le manche de la guitare suffit à le renverser. Il vibre en écoutant Charlie Christian interpréter Waiting for Benny« Ce jour-là, Benny Goodman est en retard à la session, ses musiciens l’attendent. Christian amorce alors un riff, et tous les autres le suivent. C’est l’une des premières fais où une guitare quitte son rôle d’accompagnement pour entraîner tout l’orchestre. J’étais aussi fasciné par cette innovation que par l’arrivée impromptue de Goodman, qui arrête brutalement ce morceau. » La trompette bouchée de Cootie Williams le fait fondre, et avec elle « tous les instruments dont les musiciens tentent de dépasser les limites pour, d’une certaine façon, les rapprocher de la voix humaine. »

La guitare, il s’y mettra tard, à 20 ans. « Une chance : quand j’ai commencé, je savais déjà ce que je ne voulais pas faire. Les solos parfaits des copains, ça ne m’intéressait pas. » Sans complexes, le débutant s’offre des premiers concerts gonflés — une heure et demie sur deux cordes avec un batteur bancal — et rode déjà son jeu à la fois râpeux et généreux. A la même époque, il se produit aussi dans les bals, accompagne l’admirable « roi de l’accordéon belge » qui le laisse improviser à sa guise. Puis, avec le guitariste Philippe Deschepper, il crée Moebius, un groupe d’intervention musicale que rejoindra Bizien. « C’était l’époque de Gong, de Mah-jong, où la musique ne se dissociait pas d’une attitude de vie politique. Moebius, c’était assez carré, mais déjà un peu free. Je me suis toujours senti proche du rock, de son énergie, de son côté rentre-dedans, physique, sexuel. J’écoutais du jazz, du classique, mais aussi le MC5, Hendrix. Et puis avec Bizien, du jour au lendemain, on s’est amusés à jouer destructuré, et cette expérience nous a vraiment satisfaits, libérés. No man’s land est né comme ça, un peu par hasard. C’était le genre d’expérimentations qu’on menait quasiment en secret. On était déconnectés, dans l’ignorance totale des travaux de Derek Bailey, Evan Parker, Peter Kowald ou Siegfried Kessler. Quand un critique a écrit que nous avions sorti le premier disque français de free-music, on a pris conscience de toute cette mouvance-là. »

Juste après No man’s land, un ancien du Magic Circus invite Pauvros à travailler avec lui. Le dangereux Gilbert Bécaud lui propose de venir faire des « petits bruits bizarres » sur l’un de ses albums. Embryons d’opportunités qui ne ressemblent même pas à des tentations. Depuis le début, Pauvros a accompli ce qu’il fallait pour sécher toutes les écoles et mépriser les marques de prestige : il serait bien imbécile de rentrer aussi piteusement dans le rang. La suite de son parcours présentera un foisonnement de rencontres autrement plus inventives et captivantes, casse-cou et fraternelles, comme seuls les vrais solitaires savent en provoquer. Il y aurait là de quoi remplir à l’aise un annuaire : des figures de la free-music citées ci-dessus aux musiciens éthiopiens de l’album Alemayehu, de Tony Hymas au tromboniste jamaïquain Rico Rodriguez, de Rhys Chatham et ses 100 guitares à Wasis Diop, de la chorégraphe Anne Dreyfus au danseur buto Masaki Iwana, du poète Michel Bulteau au peintre Klossowski, Pauvros a multiplié les mélanges, sans pour autant se dissoudre dans l’autre. « Je dis toujours qu’improviser, ça ne s’improvise pas. On ne peut le faire qu’avec des gens qui ont une vraie personnalité, une existence. Ensuite, il faut forcément une grande qualité d’écoute — des autres comme de soi. Il faut mettre un pied à l’intérieur et un à l’extérieur, être son propre chef d’orchestre. Et en même temps, dans tout ça, ne rien faire à moitié… » Bonne intelligence et mépris de l’économie ; heureux principe appliqué sans réserves par Catalogue, trio pyromane formé avec Jac Berrocal et Gilbert Artman, dont de récentes rééditions démontrent encore les pervers pouvoirs — déviances rock, improvisations sauvages, calcination instantanée de la matière musicale, mise en particules des langages connus.

C’est ainsi : quand on reçoit des nouvelles de Pauvros, on peut parier qu’elles seront fraîches, vivifiantes. On le trouve dans Mango man go, enregistré avec la poétesse japonaise Setsuko Chiba, impressionnante étreinte entre l’os des musiques et la chair du verbe, entre la glace des arrangements et le feu des textes, entre les éclats électriques et la blancheur des silences. On le retrouve aussi, livré à lui-même, dans la touchante solitude de La Belle décisive — sorti sur le précieux et discret label ln Poly Sons. Un disque où intimisme et expérimentation, simplicité et danger se livrent à un empoignant pas de deux, partagent un petit bout de chemin serpentant, parsemé de petits cailloux et d’herbe tendre. En une dizaine de morceaux, avec le dépouillement comme seul viatique, Pauvros y dessine petit à petit un jardin secret, où l’on peut entendre les chants d’une guitare caressée par l’archet, du rock court vêtu, et de ces mélodies concises dont l’homme se déclare volontiers amoureux. « Denis Tagu — d’ln Poly Sons — m’avait demandé un album construit librement sur le thème d’Alice, de l’autre côté du miroir. J’ai préféré bosser seul, dans les différents appartements que j’ai occupés à cette époque. C’est à ce moment-là qu’une de mes amies, qui était danseuse au Crazy Horse, s’est suicidée. C’était une fille qui vivait dans une disconnexion complète entre l’exposition de son corps et sa recherche naïve de l’amour total. Le thème initial a été à la fois nourri et dépassé par cet événement, la musique a pris cette coloration plus intime, minimale. C’est un disque qui m’a pris la tête, dans le bon sens du terme. J’en ai déjà un autre en préparation. Je n’abandonne pas le principe des collaborations, loin de là. Mais le meilleur moyen d’être tranquille, c’est quand même de fàire ses petites musiques à soi. » Il ajoute: « La musique a toujours été pour moi comme un bloc-notes. » La formule nous saute à l’esprit, simple et lumineuse. Elle résume sans l’appauvrir le long travail d’un homme qui sait sans doute que la création est faite d’étincelles de perfection, d’escarbilles de vérité, et qu’il vaut la peine de vouloir les saisir à la volée, les retenir un moment sans les emprisonner. Elle rappelle qu’il y a chez Jean-François Pauvros une façon à la fois précise et spontanée de consigner tout ce qui pourrait, au bout du compte, dessiner sans les figer une empreinte de soi, une présence, un mouvement. Ecouter ses disques passés et présents, c’est lire ou relire le captivant journal de bord d’un libérateur de sons, feuilleter les carnets de route et de vie d’un insatiable débloque-notes.

Richard Robert
Photo Patrick Messina

La Belle décisive, distribué par Semantic ou disponible chez ln Poly Sons, I, route de Saint- Urbain, 54110 Rosières-aux-Salines.

Mango man go, No man’s land et les albums de Catalogue sont disponibles chez Spalax/Orkhêstra.